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Condorcet: les mathématiques au service du bien commun

François Baskevitch

Elisabeth Badinter, dans son remarquable ouvrage sur la vie de Condorcet, nous indique que le jeune mathématicien, qui n’a connu que sa mère, avait eu trois ‘pères’ qui ont, chacun dans leur domaine, constitué un cadre à l’évolution de sa personnalité: «’Alembert, Turgot et Voltaire l’adoptèrent comme fils, et chacun lui transmit ce qu’il possédait de meilleur. Le premier lui légua l’amour de la vérité; le second la passion du bien public; le troisième le refus de l’injustice»1. Lorsque Condorcet rencontre Voltaire, celui-ci est âgé, mais les deux écrivains se lisent et s'apprécient. Turgot, futur ministre des finances, deviendra son ami, ils partagent la même vision économique d'une société plus juste et fondée sur ce qu'on nommera plus tard les 'Droits de l'Homme'. Jean le Rond d'Alembert est un des plus grands mathématiciens, un physicien novateur, et l'organisateur de cette gigantesque entreprise que fut l'Encyclopédie, à partir de 1747.  Trop souvent attribuée au seul Diderot, cette somme de la connaissance universelle a été écrite par un grand nombre d'auteurs dont le rêve commun était au cœur de la philosophie des Lumières: l'Humanisme par l'accès au savoir.
Condorcet est né en 1743, année où D’Alembert, tout juste admis à l’Académie Royale des Sciences à l’âge de 25 ans, venait d’achever son célèbre Traité de dynamique. Adolescent, il reçoit une formation intellectuelle de deux pôles éminents mais adversaires déclarés; d'une part l'instruction jésuite fondée sur le respect des textes anciens et du dogme catholique, mais également sur la rhétorique et la pratique de l'argumentation; d'autre part l'imprégnation par l'Encyclopédie et par les débats que suscitent les parutions successives de ses premiers volumes (L'édition de l'Encyclopédie commence en 1751, s'interrompt de 1757 à 1762 et s’achève en 1772: 17 volumes de textes et 11 de planches). En 1758, il a alors 15 ans, Condorcet quitte le collège jésuite de Reims pour Paris, afin d’y poursuivre ses études au prestigieux collège de Navarre. A Paris, il rencontre D’Alembert, ainsi que Clairaut et Fontaine des Bertins, autres éminents mathématiciens qui détectent chez le jeune étudiant un brillant futur confrère à l’Académie des Sciences. A peine âgé de 17 ans, Condorcet écrit à Turgot pour lui faire part de ses idées philosophiques et politiques. Jean-François Robinet résume ainsi cette véritable profession de foi:«ses méditations sur les idées de justice et de vertu, il [Condorcet] y recherchait comment, toute considération théologique mise de côté, notre propre intérêt nous prescrit d’être juste et vertueux»2. Cette justice nécessaire, en dehors de tout critère moral, s'inspire de la notion de contrat social développée par Rousseau. On est au cœur de cette culture des Lumières née au sein de la communauté des savants au moyen de la diffusion des idées, favorisée par l'expansion de la lecture. Avec cette génération de mathématiciens, de physiciens, d'astronomes et de naturalistes, la philosophie quitte les débats ésotériques, toujours empreints de théologie, qui macéraient au sein de cette Université poussiéreuse depuis le Moyen Âge. Ce mouvement d'idées s'empare de la culture la plus large possible, au sein non pas du peuple, ce serait inexact, mais au sein de cette bourgeoisie éclairée, soucieuse d'accroître ses connaissances et d'être un acteur central du nouveau modèle de société en gestation silencieuse.
Condorcet se montre brillant en écrivant quelques articles remarqués, notamment sur le calcul intégral pas encore profondément exploré. Puis, son domaine favori devient peu à peu l’étude des probabilités. C’est une partie des mathématiques encore jeune, qui avait tout juste été abordée par Pascal et Fermat  au siècle précédent, puis qui avait reçu ses premiers formalismes avec Jacques Bernoulli (1713) et Abraham de Moivre (1718). Condorcet ne laisse son nom à aucun théorème de probabilités, mais il s’intéresse, après Euler, aux applications possibles de cette mathématiques aux réalités sociales et économiques. C’est ainsi qu’il publie plusieurs ouvrages sur ces thèmes, à partir de 1783, en important le concept d’arithmétique politique. C’est un domaine auquel il s’intéresse depuis l’âge de vingt ans, après la lecture des textes de Cesare Beccaria sur la formalisation mathématique des décisions de justice. Il s’en ouvre à son maître D’Alembert qui ne le ménage pas. Il cherche alors, notamment chez Bernoulli qu’il traduit du latin, chez Euler, et bien entendu chez D’Alembert, les fondements mathématiques de cette nouvelle approche des sciences sociales.

Très engagé, à partir de 1774, aux côtés de Voltaire dans la révision du procès inique du Chevalier de la Barre (1766), Condorcet en reste marqué pour longtemps. Il met en cause les décisions de justice fondées sur la ‘pluralité’ des votes, en 1785, dans l’Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix.
Le texte est confus et ne reçoit qu'un succès d'estime. Mais le but de Condorcet est atteint, il s'agit de mettre en doute la justesse, et la justice, des conclusions acquises à la suite d'un vote. En effet, la décision 'à la majorité' ne peut que déplaire au plus grand nombre, et surtout se révéler injuste, dès lors que cette majorité n'est que relative. Les propositions contenues dans ce texte sont difficilement réalisables, mais elles sont fécondes en réflexions sur la légitimité des décisions et même sur la représentativité démocratique. A quelques années de la Révolution, Condorcet se place déjà dans des débats futurs qui n’ont toujours pas été résolus de nos jours.
3 On peut le considérer comme un des précurseurs des sciences sociales.

Condorcet est le représentant emblématique d’un Humanisme bien oublié. Plaçant la connaissance bien au dessus de la richesse matérielle, il lutte également pour la réhabilitation des Noirs et des Juifs, il combat pour que les femmes soient représentées dans les institutions de la Révolution, il place l’instruction au centre des préoccupations de la Nation. Mais c’est avant tout un homme curieux, avide de comprendre, un mathématicien épris de vérité, un chercheur; un inutile, pense-t-on souvent, à voix basse, de nos jours. Une phrase de Fontenelle, précurseur de ces Lumières dont on attend le retour, décrit cette méconnaissance à l’origine de la méfiance envers la science: «traite volontiers d'inutile ce qu'on ne sait point, c'est une espèce de vengeance ; et comme les mathématiques et la physique sont assez généralement inconnues, elles passent assez généralement pour inutiles.»

 

Ancien élève du Lycée Condorcet (1965-1970), électronicien et acousticien, François Baskevitch a effectué une longue carrière dans le domaine de l'électro-acoustique. Il est ingénieur en télécommunications et traitement du signal audio, et docteur en histoire des sciences, spécialisé en histoire de l'acoustique physique. Il est membre de la Société Française d’Acoustique (SFA) et de la Société Française d’Histoire des Sciences et des techniques (SFHST).

 

1Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet, Fayard, 1988, p. 46.

2Jean-François Robinet, Condorcet, sa vie, son œuvre, Slatkine, 1968, p. 3.

3 Sur cette application sociale des probabilités, voir: Bernard Bru et Pierre Crépel, Arithmétique politique: textes rares ou inédits de Condorcet, INED, 1994.

Ainsi que: Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines, Lausanne, 1766.

 

 

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